L’exercice forain des professions de santé est-il encore contraire à leur dignité ?

L’exercice forain des professions de santé est-il encore contraire à leur dignité ?

Un camion transportant toutes sortes de denrées comestibles avec en haut l'inscription "Chez MIMI" avec, ajouté en route "infirmière"

Un arrêt pittoresque rendu par la Cour d’Appel de Toulouse le 10 décembre 2019  réussit à nous décrocher un sourire en ce début d’année plutôt morose.

L’exercice forain de la profession d’infirmier est interdit par l’article R4312-75 du code de la santé publique, introduisant le code de déontologie des infirmiers dans le C.S.P.

Qu’est-ce que l’exercice forain ?

C’est le fait d’exercer en dehors de toute installation fixe remplissant les conditions nécessaires pour accueillir des patients.

Traditionnellement, pour les soignants libéraux (médecins, chirurgiens-dentistes, infirmiers, kinésithérapeutes) , l’exercice forain reste une infraction déontologique. L’idée est que ce mode d’exercice est indigne, car il assimile le médecin ou l’infirmier à un marchand ambulant, ou à certaines professions qui s’exerçaient jadis dans des roulottes : « en l’absence de cette interdiction, l’infirmier libéral pourrait théoriquement aménager son lieu d’exercice dans une caravane, et ainsi se déplacer, au sein d’une même localité, suivant le principe du commerce forain. Cette éventualité devient désormais illicite. Il n’est pas convenable pour la profession d’infirmier d’associer la fonction d’un infirmier libéral à celle d’un marchand ambulant…. Nous retrouvons là une règle déontologique traditionnelle qui vise à protéger la dignité de la profession » (Lilane FILLOD-MICHON et Tony MOUSSA « les règles professionnelles des infirmiers », édition Heures de France, 1996).

Pouah ! on a bien compris que « convenable » et « dignité » ne font pas bon ménage avec « ambulant » et surtout avec « caravane » ! Peut-on encore tenir cette position, à  l’heure où la plupart des métiers (même très honorables) sont condamnés au nomadisme,  répondant aux exigences croissantes du tout de suite et partout ?  Certes ce n’est pas agréable, et cette errance nous rend corvéables sans limites de temps ni d’espace, mais n’est-il pas cruel de nous accuser, en plus, de n’être pas convenables ?

Alors que l’Etablissement Français du Sang réalise 80% de ses collectes de sang dans des camions spécialement aménagés, il ne viendrait à l’idée de personne de le comparer à un marchand ambulant. Du reste les anciennes roulottes en bois, où l’on disait jadis la bonne aventure, sont devenues des pièces de collection, utilisées comme annexe par les hôtels de charme.

une photo en noir et blanc de 3 enfants de deux ou trois ans, deux petites filles et un petit garçon. Le petit garçon embrasse l'une d'entre elles pendant que l'autre petite fille regarde d'un air mécontent.

Chez les médecins…

Les médecins se voient appliquer la même règle dans leur code de déontologie, et on se rappelle une décision très ancienne qui a condamné un médecin parce qu’il dispensait des consultations dans une chambre d’hôtel (CE 9 octobre 1968, n° 73578). Cela paraît croustillant, mais à la lecture de la décision, on est déçu ! En réalité il s’agissait d’un médecin Parisien qui venait donner des consultations à Toulouse, certaines chez des patients, d’autres dans une chambre d’hôtel.

Ce n’est pas l’Ordre, mais des médecins de Toulouse qui ont réalisé une enquête « officieuse » puis ont déposé une plainte contre lui à l’Ordre Parisien. Nul doute qu’ils aient été animés par le noble objectif de préserver la dignité de la profession.

Le médecin nomade, et la juridiction, relèvent que les «procédés (l’enquête)  employés ont pu constituer de la part de leurs auteurs, une immixtion dans une fonction qu’il ne leur appartenait pas d’exercer, ou un manquement au devoir de bonne confraternité » , mais le Conseil d’Etat n’en condamne pas moins le médecin hôtelier.

L’idée que les médecins doivent recevoir les patients à leur cabinet est actuellement en train de s’effilocher, sous la poussée d’autres exigences, qui ont fait émerger notamment la télémédecine. Même si elle est encore très encadrée, la télémédecine est autorisée par l’article L6316-1 du code de la Santé publique  auquel renvoie l’article L162-3 du même code.

Des cabines  permettant aux généralistes, voire à certaines spécialités, de réaliser une consultation et une prescription à distance, sont déjà en place.

Certes la télémédecine ne supprime pas l’exigence d’une installation fixe pour recevoir les patients, mais on peut s’interroger sur le fondement d’une telle exigence, dans la mesure où rien n’interdit (théoriquement) à un médecin de réaliser à distance une grande partie de ses activités, et peut-être un jour la totalité. Cela pourrait, pourquoi pas, devenir une activité spécifique.

Paradoxalement, le télémédecin détiendrait finalement le record de la dignité, et ne risquerait plus d’être confondu avec un marchand ambulant, puisqu’il ne quitterait plus son cabinet…

Si l’on en juge par les informations qui circulent sur le web, la demande de médecins prêts à exercer à distance est croissante, et répondrait au problème des « déserts médicaux »… mais pas seulement.

Le nouveau site de télémédecine « arretmaladie.fr »

Venu d’Allemagne,  ce site dérange  (on ne vous indiquera pas le lien car il risque de disparaître). Et ce n’est pas l’Ordre des médecins qui a agi en premier contre ce site, mais d’abord l’assurance maladie. Par son titre très accrocheur (et peut-être trompeur), le site risque de faire encore grimper le nombre d’arrêts maladie de courte durée, déjà énorme. Ces arrêts sont coûteux même si la plupart ne sont pas « remboursables » en raison des délais de carence.

L’Ordre des médecins emboîte le pas et engage à son tour une procédure, dont on attend les suites, et le syndicat des médecins libéraux aussi. Le site docteursecu.fr qui, lui, exerce à distance en toute légalité, va lui aussi « attaquer » le site venu d’Allemagne car, dit-il   « Aujourd’hui, ils utilisent toujours nos liens et renvoient sur notre site. » (article d’Egora)  On est en plein contentieux de l’internet et de la consommation …. et non de la santé. Les enjeux économiques sont palpables.

Les infirmiers, eux, peuvent difficilement soigner à distance.

Mais des cabines automatisées peuvent accomplir certains actes à leur place,  comme prendre la tension, les constantes, mettant ensuite le patient en relation avec un médecin distant (article du Figaro, article du journal La Croix).

Ces cabines, qui relèvent d’une exploitation commerciale et qui ont nécessité des investissements importants, n’ont pas de problème de dignité. Si elles continuent d’avoir du succès, elles feront ce que les infirmiers ne peuvent pas faire : s’installer dans la rue ou dans les EHPAD.

Mais les personnes âgées s’embrouillent, paraît-il, dans les ordres qui leur sont donnés par ces HAL (1) modernes, et ne savent pas bien y répondre seules.

Pour les patients dépendants, alors et surtout que le médecin est distant, on a encore besoin des infirmiers et désormais ceux-ci pourront participer à une téléconsultation du médecin, depuis le domicile du patient . Cet acte est coté (Décision du 18 juillet 2019 de l’Union nationale des caisses d’assurance maladie relative à la liste des actes et prestations pris en charge par l’assurance maladie)

« II. – A la première partie : Dispositions générales de la NGAP, l’article 14.9.5 est créé :

« Accompagnement du patient par l’infirmier à la téléconsultation réalisée par un médecin dit “téléconsultant”

L’infirmier, en tant que professionnel de santé accompagnant, a notamment pour rôle d’assister le médecin dans la réalisation de certains actes participant à l’examen clinique et éventuellement d’accompagner le patient dans la bonne compréhension de la prise en charge proposée.

Selon la situation, trois codes prestation sont prévus… »

Rien de changé, donc, pour l’infirmier. Tandis que le médecin se déplace de moins en moins, l’infirmier passe sa journée dans sa voiture et se déplace de plus en plus, tout en étant obligé d’avoir un cabinet.

Quelle sera l’issue de toutes ces évolutions et des guerres juridiques et économiques qu’elles entraînent ? Voilà un feuilleton qui nous tient en haleine, à côté duquel les décisions récentes concernant les infirmiers paraissent presque désuètes.

Les  CPAM continuent d’engager des procédures contre les infirmiers pour cause d’« exercice forain ».

Il n’est pas certain que ce soit pour protéger la dignité des infirmiers.

Ainsi, en 2015, la CPAM du Var a utilisé l’argument de l’«exercice forain » pour essayer de déconventionner un infirmier parce que sa patientèle était toute, sans exception domiciliée, dans une zone éloignée de son cabinet. Selon la CPAM, cela montrait que l’infirmier avait un « exercice forain ». La CPAM se souciait  surtout de renvoyer l’infirmier à exercer dans l’enclos virtuel de sa « zone ».  Las, la Cour d’Appel administrative déboute la CPAM, car l’infirmier avait bien un cabinet même si aucun patient ne s’y était jamais assis, et rien ne lui interdisait d’avoir une patientèle toute située à 20kms ( CAA de MARSEILLE, 6ème chambre -28 décembre 2015 ) . 

Outre le contentieux du déconventionnement, c’est celui des indemnités kilométriques pour lequel la CPAM sollicite opportunément  la notion d’exercice « forain ».

La Cour d’appel de TOULOUSE a jugé le 15 mars 2016  qu’une infirmière qui avait collé une plaque dans une annexe de son domicile n’avait pas de cabinet. L’annexe consistait en une pièce de 8m2 où il n’y avait qu’une machine à laver….le linge ! L’allégation d’exercice « forain » a permis à la CPAM de récupérer toutes les indemnités kilométriques perçues par l’infirmière en 3 ans, puisque celles-ci ne sont remboursables que s’il existe un cabinet pour calculer le point de départ des déplacements. C’est un peu paradoxal d’ailleurs, puisque certaines CPAM nient ce point de départ, et souhaiteraient calculer les déplacements depuis le domicile d’un patient jusqu’à celui du patient suivant.

Forte de ce succès, la CPAM a ressaisi la Cour de TOULOUSE dans une autre espèce, comptant bien, encore cette fois, récupérer 3 années d’indemnités kilométriques de deux infirmiers. Dans l’espèce qui vient d’être jugée (CA Toulouse 10 décembre 2019) , la CPAM s’est livrée à une enquête en règle, au motif qu’en 2012-2014, selon elle, deux infirmières n’avaient pas de cabinet réel et ne pouvaient dès lors pas facturer d’indemnités

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